Je vis dans un bungalow construit dans les années 1970. Le bungalow québécois typique, « monument vernaculaire » et « haut lieu d’identité » (Morisset et Noppen, 2004). Trois de ses murs sont en briques rouge, mais pas celui qui fait face aux vents dominants. Seulement ceux visibles par les passants.
Ma maison est construite à proximité d’une école primaire, secondaire et d’un cégep, dans un quartier familial d’une ville de 11 000 habitants située dans une région qu’on appelle tantôt la Gaspésie, tantôt le Bas-Saint-Laurent. Ici, ce n’est ni urbain, ni rural. Ce n’est pas non plus la banlieue.Ma maison n’est pas une maison qu’on remarque. Elle se fond parmi les autres qui forment un tout. La lumière y entre et je m’en écoule par les mêmes fissures. Je suis un être dispersé, les morceaux mal contenus dans une boîte qui fait 40 par 28 pieds.
Je suis une femme, une fille et surtout une mère. Je suis aussi une artiste. Je suis une mère-artiste.
À travers mes projets de création, je questionne les soi-disantes frontières entre l’identité et l’altérité, le territoire intime et le tissu social, ainsi que les forces à l’œuvre dans l’acte d’habiter. Les relations entre les êtres vivants et les non-vivants se partageant un même espace m’interpellent particulièrement. Ces préoccupations, qui convergent toutes vers la question de la cohabitation, m’ont conduite vers des études autochtones et vers l’étude de l’ethnologie au premier cycle universitaire. Par «ethnologie», je fais référence à l’étude du proche, une conception contemporaine de la discipline adoptée par l’Université Laval au tournant du 21e siècle.
Le motif de la maison est récurrent dans mon travail de création. Je la considère, pour le moment, comme l’espace idéal pour rencontrer l’autre. Par l’utilisation de la photographie et l’observation de l’espace domestique, la plupart du temps visité à l’improviste, je tente de rendre visible l’expérience d’habitation d’une personne à travers ses objets et les traces de la vie quotidienne. Puisque l’espace est construit par la personne elle-même dans un processus lent de mise en scène du soi, les contours qui différencient la représentation de l’auto-représention s’atténuent. Cette ambiguïté m’intéresse comme je suis intéressée par l’ambiguïté de mes sentiments d’attachement et d’enfermement envers ma propre maison. Sortir de chez moi pour cogner aux portes participe à mon émancipation des systèmes qui m’oppressent en déjouant les rôles genrés, les impératifs de production et les cases horaire.
Durant les confinements successifs, j’ai dû suspendre mes visites dans les espaces domestiques et questionner l'espace habité autrement. Réfléchir à l’intérieur depuis l’intérieur non pas dans une perspective de repli, mais plutôt dans un mouvement circulatoire entre le soi et son contexte. Cette période a transformé ma démarche en arts visuels qui intègre maintenant l'écriture. Mon intérêt pour l’espace habité se manifeste, dans mes écrits, à travers des images qui font référence à la fois au corps et à la maison comme s’ils ne faisaient qu’un. Je développe et découvre simultanément cet aspect nouveau de ma démarche .
Ma pratique s’est aussi transformée, ces sept dernières années, au fil de mes échanges répétés avec une communauté religieuse. À travers la création du projet photographique et sonore Blanc et l’installation vidéo Corps habité, j’entretiens une relation avec les Ursulines de Québec qui m’amène à réfléchir à la bienveillance au sein d’une pratique artistique tournée vers l’autre. Je retiens, de mes rencontres avec cette communauté, l’importance de prendre soin les uns des autres. C’est d’ailleurs sur la qualité de mes relations que je travaille en ce moment dans le cadre de ma maîtrise en pratique des arts. Cette recherche-création poursuivie à l’Université du Québec en Outaouais m’amène à poursuivre le projet photographique J’habite au 148 débuté en 2016 tout en transformant mes méthodes de création afin d’améliorer l’équilibre de mes relations interpersonnelles. Les transformations de mes méthodes de création contribuent à réduire ce que je nomme maintenant « l’empreinte ethnologique » (en référence à l’empreinte écologique). Il s’agit d’un terme inventé dans le cadre de ce travail et qui désigne l’impact néfaste d’un geste ou d’une pratique sur les autres personnes. Je poursuis, à travers cette recherche, ma réflexion entourant la cohabitation et la bienveillance. Comment la pratique de la photographie peut-elle participer à rendre le monde dans lequel je vis plus habitable ?
Mon intérêt pour la cohabitation se manifeste également dans le processus d’exposition. Ma pratique m'amène à explorer différents espaces de présentation, publics ou privés, réels ou virtuels, et à interroger leur performativité. Qu’advient-il lorsque l’intérieur s’expose en ce lieu et en ce moment bien précis ? Comment l’objet exposé et l’espace se transforment-ils au contact l’un de l’autre ? Cet intérêt pour l’exposition m’amène, depuis 3 ans, à me pencher sur le travail de mes pairs et à rédiger des textes critiques qui sont publiés dans différentes revues en art actuel. Je discute essentiellement d’expositions qui ont lieu dans ma région afin de participer à leur mise en visibilité.
Toujours en dialogue avec ma pratique artistique, je m’implique de différentes manières dans la communauté et j'enseigne, depuis 2019, la photographie au Cégep de Matane.